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Le roi se mordit les lèvres. La discussion n’avait pas pris le cours qu’il désirait. Il suivit des yeux le général qui s’éloignait, dos tourné, et ressentit dans son cœur l’envie de tuer. Combien de temps encore lui faudrait-il subir le joug de ce vieillard ambitieux ?
Au début, il avait été reconnaissant à Horemheb de lui prodiguer son expérience et s’était appuyé sur lui. Mais quatre crues avaient passé depuis sa prise de pouvoir officielle et, à dix-sept ans, il n’était toujours pharaon que de nom. Au dire de ses espions, l’armée restait loyale à Horemheb, son commandant depuis l’époque du pharaon déchu Akhenaton. Il devait faire en sorte de s’y créer des allégeances. Alors il veillerait à expédier Horemheb en mission diplomatique dans quelque province reculée. S’il caressait l’idée d’un assassinat, il savait néanmoins que le jour où il se sentirait assez sûr de lui pour en donner l’ordre était encore loin.
Puis, telle une épine dans sa chair, il y avait Ay, plus vieux encore mais tout aussi ambitieux. Les deux hommes, qui avant sa majorité avaient formé une alliance précaire le temps de la corégence, ne visaient qu’à une chose : coiffer le pschent. Aussi mettait-il un point d’honneur à arborer la double couronne rouge et blanc de la Terre Noire à chacune de ses réunions avec ses deux conseillers, ainsi qu’ils aimaient désormais à se faire appeler. Mais au fil des ans, le général Horemheb, des deux le plus puissant, avait convaincu le jeune monarque de lui conférer plus de titres que n’en avait portés un roturier dans toute l’histoire du pays – non, pas en un millénaire et demi et dix-huit dynasties.
Ay était lui-même d’origine roturière. Fils d’une Mitannienne dont la sœur avait eu la bonne fortune de devenir la Grande Épouse de Menkhépérourê Thoutmosis[3], grand-père d’Akhenaton, il avait fait courir le bruit – impossible à réfuter – qu’il était aussi le frère de Tiyi, la mère d’Akhenaton. Ay avait encore conforté sa position dans la maison royale en unissant sa fille Néfertiti à Akhenaton. La plus belle jeune fille qu’on eût jamais vue sur la Terre Noire était ainsi devenue la Grande Épouse du roi, et avait enfanté sept filles. La troisième d’entre celles-ci, qui avait en grande part hérité la beauté de sa mère, avait été donnée pour femme à Toutankhamon. Mais les liens familiaux que Ay avait tissés autour du jeune roi ne l’avaient pas rendu plus cher au cœur de celui-ci.
« Je suis Pharaon. Nebkhépérourê Toutankhamon. »
Il prononça son nom en lui-même pendant que le Grand Chambellan lui ôtait la lourde couronne pour la remplacer par une coiffure bleu et or, faite d’une armature légère en cuir, plaquée d’or et sertie de lapis-lazuli. Le roi huma l’odeur du cuir avec plaisir. Son nom lui rendait confiance. Il le voulait sur toutes les lèvres, toutes les colonnes, tous les pylônes, les temples et les portes de la cité. Il serait le sauveur du pays, celui qui rendrait à la Terre Noire sa gloire d’antan, après les sombres années d’échec et de doute qui avaient précédé son règne. Mais, songea-t-il avec colère, revenant à l’idée qui le taraudait, pour figurer comme tel sur les papyrus des scribes chroniqueurs, il lui faudrait d’abord sortir de l’ombre où le confinaient ses prétendus conseillers. Et, s’il voulait balayer tous les doutes sur la légitimité de son ascendance, et donc sur sa propre légitimité au trône, il devait fonder une dynastie, il devait avoir un fils. Au cours des cinq années de mariage écoulées depuis qu’Ankhsenamon était devenue capable de procréer et qu’ils partageaient la même couche, ils n’avaient pas même réussi à donner le jour à une fille. Il ne doutait pas du pouvoir de ses reins – il avait déjà deux fils et trois filles de ses concubines. Mais leurs prétentions dynastiques n’étaient pas assez solides, et il ne s’illusionnait pas sur leurs chances de survie s’il n’était pas là pour les protéger contre Ay le fourbe et Horemheb le prédateur.
Comment deux vieillards pouvaient-ils se mettre ainsi en travers de son chemin ? Horemheb avait cinquante-cinq ans passés, Ay dix ans de plus. Pourtant ils montraient une soif de pouvoir digne d’hommes deux fois moins âgés. Cette avidité était certainement due à des années de frustration, mais leur acharnement à survivre était confirmé par le fait qu’après la chute d’Aton ils avaient non seulement conservé leur rang, mais conquis des positions clés, confortées immédiatement et sans pitié. Toutankhamon lui-même ne doutait pas qu’ils avaient provoqué le déclin et la mort de l’ancien roi, bien que la simple idée de tuer Pharaon relevât d’un blasphème à faire rugir les démons de Seth.
Il s’astreignit au calme. Pour combattre ces deux hommes, il fallait avant tout rester lucide. Il avait peu d’amis et tous de son âge, sinon plus jeunes. Aux écuries, quelques jours plus tôt, alors qu’il faisait admirer ses nouveaux chevaux de chasse d’Assyrie à un groupe de jeunes nobles, il avait eu la surprise de voir apparaître Horemheb qui, avec la feinte servilité qui lui était coutumière, avait sollicité audience. Horemheb ne s’était pas présenté seul devant son roi, mais avait eu l’arrogance d’arriver, comme toujours, flanqué par une demi-douzaine de Mézai, sa police spéciale. Toutankhamon avait eu l’impression d’être le chef d’une bande d’écoliers surpris par le fermier en train de lui voler ses dattes. Ce souvenir l’humiliait tant qu’à cet instant encore il en serrait les dents et les poings, souhaitant au général une mort violente. Qu’on lui arrache les yeux ! Mais sitôt l’idée passée, Toutankhamon se maudit de ne pouvoir s’en tenir, ne fût-ce qu’un moment, à sa résolution de garder son sang-froid.
Claquant des doigts pour réclamer du vin, il déclara au majordome qu’il désirait être baigné et remaquillé. L’entrevue avec Horemheb l’avait contrarié, survenant aussitôt après que ses espions lui eurent livré une information inquiétante. Bien qu’incapables d’en apporter la preuve, ils avaient révélé que, si quelque coup du sort venait à frapper Pharaon, Ay tramait d’épouser Ankhsenamon.
Il savait qu’il ne s’agissait là que d’un simple plan stratégique : épouser la femme du roi défunt aurait donné du poids aux prétentions de son successeur. Ay avait déjà une Épouse Principale, Teyi, belle-mère de Néfertiti, à laquelle il était marié depuis de très longues années, et il lui paraissait dévoué. Mais la pensée que Ay pût envisager de lui survivre troublait Toutankhamon ; quant à imaginer Ankhsi contrainte de partager la couche d’un homme de cinquante ans son aîné, c’était une idée trop répugnante pour être considérée. Le roi aurait voulu avoir dix ans de plus. Alors il eût été à même de l’emporter sur ces deux crocodiles, qui étaient passés maîtres en perfidie avant que les Huit Éléments qui le formaient se fussent rassemblés dans la matrice de sa mère.
Les visées de Ay avorteraient. Le roi lui-même avait ébauché un plan pour le neutraliser, en répandant la rumeur dans le camp de Horemheb que le vieux Maître des Écuries complotait contre le général. Mais le succès était douteux. Horemheb paraissait avoir besoin de Ay pour contrebalancer son propre pouvoir ; de même que les petits crabes nichés dans les anfractuosités des berges du Fleuve possédaient une pince énorme et une autre, minuscule.
Il n’était pas impossible que Horemheb se servît de Ay pour le prendre, lui, en tenailles, se disait le roi tandis que les petits crabes quittaient son cœur, remplacés par le souvenir de l’entretien qui venait d’avoir lieu. La fureur le reprit à la pensée que Horemheb avait tourné le dos avant de quitter la salle d’audience ; mais cette fois, il parvint à se maîtriser.
Horemheb était venu seul, pour une fois. Sa proposition avait été scandaleuse. Le roi avait sollicité – oui, sollicité d’un sujet ! – du temps pour réfléchir, mais en réalité il savait qu’il ne pouvait guère s’interposer. Le général voulait épouser Nézemmout.
Toujours ce mouvement en tenailles ! Cédant à la panique, le roi vit ses manœuvres contrecarrées sur le plateau du senet[4] se vit évincé avant d’avoir commencé à régner. Bien que Nézemmout ne pût se prévaloir de la beauté de sa sœur Néfertiti, à vingt-quatre ans elle avait le caractère bien trempé et, après la chute d’Akhenaton, elle avait chevauché la tempête sans rechercher la protection de son père. Dans le visage bistre aux traits énergiques, les yeux provoquaient, menaçaient. Si Néfertiti rappelait le ciel, Nézemmout évoquait la terre.
Elle avait été mariée à l’un des fils du roi hittite Selpel, mais l’union avait été dissoute après que les Hittites eurent retiré leur amitié à la Terre Noire. Ensuite, elle avait vécu au palais de la cité de l’Horizon, où sa liaison avec le peintre Aouta, modérément désapprouvée par le roi, n’était un secret pour personne. Après la ruine de la cité, se souvint Toutankhamon avec un pincement de cœur, c’était sur la suggestion de Horemheb qu’il l’avait ramenée dans sa suite.
Où le général en était-il de ses machinations ? Jusqu’où pousserait-il la patience ? Le roi avait immédiatement compris qu’un mariage avec Nézemmout renforcerait de futures prétentions au trône. Elle était un parti préférable aux filles d’Akhenaton, dont les plus jeunes étaient désormais en âge d’être mariées, n’étant pas entachée d’un lien de sang avec le Grand Criminel.
Tandis que ses serviteurs apportaient de l’eau dans une bassine dorée et lui baignaient le visage et les bras, les pensées du roi se tournèrent, désagréables, sur sa propre connivence avec ceux qui avaient noirci le nom d’Akhenaton. Cela avait été nécessaire pour affirmer sa propre légitimité en tant que pharaon ; naturellement, la campagne avait été conçue, orchestrée et exécutée par Horemheb, qui avait rejeté sans ménagement les faibles objections de Ay voyant vilipender son ancien gendre. À l’époque, Toutankhamon avait cru qu’il agissait ainsi pour l’aider, pour redonner à la lignée dynastique un élan indispensable après tant de chaos et d’incertitude. Avec le recul, il lui apparaissait que Horemheb n’avait servi que ses propres intérêts, et ne voyait en lui qu’un instrument entre ses mains. Aussi longtemps qu’il accepterait ce rôle, il serait en sécurité, pour autant que le général le jugeât bon ; mais s’il résistait…
Le roi se redressa. S’il résistait, mieux valait être parfaitement sûr du succès.
Il observa la fille occupée à diluer le pain de fard à l’aide d’un tampon de lin. Elle s’approcha en évitant de croiser son regard, chose interdite à tous hormis aux serviteurs de très haut rang. Il lui faudrait mûrir ses plans plus vite que le général, il lui faudrait frapper fort, d’une main sûre, et uniquement lorsqu’il serait absolument certain de porter un coup fatal. D’ici là, il redoublerait d’efforts pour avoir un enfant. Il ferait examiner Ankhsi en secret et ils uniraient leurs prières à Rénoutet et Thouëris, Hathor et Bès. S’il parvenait à avoir un héritier mâle, il le présenterait à l’armée. Puis il prendrait en charge le commandement, usant ainsi de sa prérogative royale, sans que Horemheb pût émettre une objection.
Il sentit sur sa joue le souffle de la servante qui appliquait le maquillage. Il reprenait le dessus. Une douce chaleur monta en lui, et il redressa la tête. Il consentirait à ce mariage avec Nézemmout. Ces nœuds pourraient toujours être rompus plus tard, et si Horemheb avait des enfants, ils mourraient avec leur père sitôt que le roi serait assez puissant. Son cœur se fixa sur ce jour et ses pensées furent heureuses.